La route du pain

La route du pain

2 janvier 2023 - Récits de vie
Récits de demain

Encore un nouveau matin, une belle matinée même qui s’étend devant moi. J’ai ma petite routine bien à moi, et je vois sur ma montre qu’il est maintenant neuf heures. Cela me fait penser qu’il faut que j’aille prochainement chez un horloger, le mécanisme a quelques défauts, mais il lui suffira de cinq minutes pour régler ce problème.

Ça nous change d’avant où les montres décédaient inévitablement au bout de quelques temps, sans qu’il n’y ait aucun réanimateur qui sache leur faire un massage cardiaque.

Neuf heures donc qu’il était, l’heure de chercher son pain, oui, nous étions vendredi, c’est ce jour-ci, à cette heure précise que l’artisan du coin ouvre.

Il y a bien le supermarché, mais c’est de pire en pire. Oui, ils en vendent tous les jours, à toutes les heures, de leur pain, enfin, si on peut nommer cette « chose » ainsi..

Non, et puis, ce n’est pas comme si je devais en consommer trois baguettes par jour !
Surtout que le pain, celui-là, le vrai de l’artisan tout proche de chez moi, il n’en faut pas beaucoup pour vous nourrir !

Ce n’est pas comme celui d’avant, ce pain blanc-là, celui qui ose encore se montrer dans les rayons des rares supermarchés encore en activité, celui-là qui colle aux dents et dont il faut, pour le coup, manger trois baguettes entières pour être rassasié!

Je descend de mon appart’, j’ai tout mon temps, la boutique vient d’ouvrir, et puis, qu’est-ce qui me presse ?

Sur le palier, il y a le voisin qui a sorti sa chaise et qui joue de la guitare, c’est son habitude, le matin, un peu avant neuf heures, il se met là et nous joue un morceau.

Quand on passe devant lui, il a sa façon de saluer, à chacun.e des résident.e.s de la location, il arrête son air et joue des accords qu’il a concocté spécialement pour nous. Et il reprend ce qu’il jouait avant notre passage.

Je ne suis pas dans un endroit passant, la rue est calme et aérée, les façades ont pour la plupart une plante grimpante qui tente d’atteindre les balcons, les arbres commencent à prendre de l’âge, et dans les platebandes, on a des légumes qui poussent, et bien même, nous sommes bien exposés et les gens ici prennent grand soin des plantations.


Et dire qu’avant ça faisait pousser des fleurs dans ces bacs ! Ah quand même….

Non loin, dans la rue d’après, qui est plus large, on a le tram qui passe, il est confortable, et moins bondé qu’avant…


Oh oui, je me souviens, non, je ne veux plus m’en souvenir.

Mais aujourd’hui, ce vendredi, à neuf heures, pas besoin d’emprunter le tram, mes pieds feront l’affaire.


Le commerce de mon cher artisan n’est pas loin, je le disais précédemment, dans une dizaine de minutes j’y serai, comme tous les vendredis à l’heure qu’il est, en dix minutes j’y suis, j’en passe dix autres à discuter avec le boulanger, il en a des choses à dire, maintenant qu’il n’est plus éreinté, qu’il ne se lève plus aux aurores pour faire son pain.

Non, la boutique ouvre à neuf heures, ça, vous le savez, et puis, il ne travaille pas toute la semaine, pas besoin, il y en a plusieurs des artisans et des artisanes dans la ville, dans le quartier, et iels se relaient, sans problème de concurrence : il y a toute la ville à fournir en pain.


Et dire que quelques années en arrière, la boulangerie, c’était un travail crevant et stressant, un tunnel sans fin !

Non, aujourd’hui, je dirais que c’est très sociabilisant ; tu as toute une équipe derrière, c’est plus une entreprise qu’une affaire familiale comportant deux trois personnes point barre ; plus de monde, plus de qualité, et moins de travail ! Et puis, il y a les client.e.s évidemment, ce sont souvent les mêmes qui viennent, comme moi, le vendredi, à neuf heures tapantes.

J’arrive devant la boutique à la façade rouge ; bordeaux, recouverte d’une glycine épanouie qui gagne les étages et tend vers la gouttière.


Neuf heures sonnent, quelque part dans la ville ; la porte de la boulangerie s’ouvre, et sans m’arrêter, j’entre, et prends le temps d’apprécier la diversité des pains et autres brioches proposées.

Je sais toujours, en partant le matin vers cette boulangerie, ce que je vais y acheter, ça ne varie pas de mon côté, sauf de temps à autre lorsque l’on me conseille une nouveauté de la maison, ou évidemment, lorsque ce n’est plus la saison. L’éternel pain aux noix est là, sur un beau présentoir en ardoise, la croûte toute dorée et croustillante à la vue…


Le boulanger, le voilà qui arrive, la mine joyeuse ; ce n’est pas souvent d’ailleurs que je le vois exprimer un autre sentiment. On se salue, on échange quelques nouvelles tandis qu’il me tranche le pain que je lui achète, et en me le donnant, il me parle de la communauté qui vit dans la ferme, celle-là juste en dehors de la ville, plus loin dans la vallée. Apparemment, iels auraient là-bas réussi à obtenir l’autorisation d’utiliser la roue du moulin, après avoir, avec plusieurs associations, convenu des travaux à faire afin de limiter leur impact sur la faune et la flore du cours d’eau.

J’y vais de temps à autre, et promis, un de ces quatre, je vous montrerais ce que ces quelques personnes ont réussi à bâtir (physiquement comme symboliquement) et comment iels contribuent énormément à la survie de la ville.


En attendant, je m’en retourne avec mon pain continuer ma journée !

Pourquoi

Pourquoi

2 janvier 2023 - Récits de la nuit
Récits de demain

Je suis seule. Desespérée. Elle est partie. Une larme roule sur ma joue. Elle est morte. Mia. Ma petite Mia. Ma Mia à moi. Mon amour. Une question m’écorche les lèvres : Pourquoi ? Comment en est-on arrivé là ?

Un flash m’assaille. Encore un. Je crie. Non ! Je ne veux pas. Qu’on me laisse mourir moi aussi.

Août 2035 :

Je marche, d’un pas rapide, en direction du supermarché. Prudente. Quand, soudainement j’entends un cri strident. Une dame un peu agée. Une pauvre femme sexagénaire.

    • Au secours ! Ma mère est morte ! Aidez-moi !

C’est courant. Il fait très chaud. Trop chaud ! Un nouveau record de température. 46°C. C’est horrible. Les gens meurent de chaleur chez elleux en masse. Maman est morte. Elle n’a pas su résister à la chaleur. La nouvelle épidémie l’avait affaiblie comme énormément de gens. Surtout qu’avec la guerre des Etats-Unis contre la Corée du Nord, l’électricité marche très peu. Les personnes agées ne peuvent même pas faire marcher leur air conditionné. Les services d’urgences, déjà en piteux état, sont saturés au plus haut point.

La sueur coule sur mon front. Je suis de corvée pour aller chercher les courses. On sort très peu de chez nous à cause de la chaleur. Les cours sont annulés pour la semaine. Ils parlent même de reporter, voire annuler, le bac.

J’ai chaud. Il ne faut pas courir. Surtout pas. Avec le rationnement de l’eau, il ne faut pas se déshydrater. J’arrive enfin devant la porte du supermarché. Je pose ma main sur un scanner. Une voix stridente m’agresse :

    • Jessica Miller, 17 ans. Française d’origine. Vous pouvez rentrer.

Les portes automatiques s’ouvrent. Derrière moi une femme, d’une trentaine d’années, voilée, tente de rentrer avec moi. Aussitôt, elle est plaquée par deux gardes qui lui demandent ses papiers d’identités.

    • Marocaine d’origine. T’embarque demain pour le Maroc ainsi que toute ta famille, sale musulmane.

    • C’est pour mes enfants et ma mère. Elle n’a plus rien, sale flic.

Elle crache sur le policier, qui l’assomme d’un violent coup de matraque. Une larme roule sur ma joue. En guise de bienvenue, une nouvelle voix encore plus stridente m’assaille :

    • Verifiez bien le SMS reçu, vous avez le droit de vous servir seulement et seulement dans ce qui y est indiqué. En cas de non respect,vous serez fortement sanctionné.e.s.

Le même message est répété en boucle et me vrille dans les oreilles.

Mars 2039 :

Deux moix. Deux longs mois que je ne vais plus au lycée. Tout est fermé. Et les raisons ne manquent pas. La chaleur. Le groupe terroriste qui terrorise tout le monde depuis 6 mois. Le Gong noir, car c’est comme aça qu’il se fait appeler, enchaîne attaques après attaques. Toujours plus meurtrières et dévastatrices. Papa a péri sous les bombes. Mon frère, Nathan, réquisitionné pour la guerre de l’Allemagne face à la Chine, est mort. On n’a même pas pu l’enterrer dignement. Le parti politique au pouvoir, la Nouvelle Marche, applique sa politique raciste, anti-immigration, pro-police et riches, etc, dans tout le pays. Ma poitrine se contracte. Non ! Pas une nouvelle crise d’angoisse ! J’ai peur. Je suis dévastée.

Juin 2040 :

L’électricité a coupé. C’est fini ? On sort sur le balcon du haut de notre immeuble de 50 étages avec ma petite amie. Quelqu’un crie :

    • C’est la fin du monde ! Fuyez la ville !

J’ai peur. Mia s’effondre devant moi. Et tombe par-dessus la rambarde. Je hurle. Elle s’agrippe à ma main. Que doit-on faire ? Une crampe me prend au bras. Je lui hurle que je vais lâcher. Elle tombe.

Je regarde ébétée le sol du haut du 40e étage. Je suis seule. Desespérée. Elle est partie. Une larme roule sur ma joue. Elle est morte. Mia. Ma petite Mia. Ma Mia à moi. Mon amour. Une question m’écorche les lèvres : Pourquoi ? Qu’on me laisse mourir moi aussi.

Ma jambe gauche passe la rambarde doucement et je saute vers l’infini.