7 ans. Voilà le nombre d’années que l’horloge installée à New York fin 2020 donnait à l’Humanité avant de dépasser son budget carbone, au-delà duquel la température moyenne du globe dépasserait les 1,5 degrés. Si ce chiffre alarme, il pose aussi la question de notre rapport au temps. Le temps est intouchable mais il organise notre vie, au rythme du tic-tac des horloges. Nous nous remettons à lui pour les réunions, les entretiens, les échéances. Nous avons même un emploi du temps, pour l’utiliser de la meilleure façon qui soit. Respecter les horaires. Lever 6h, coucher 23h. Mais pour ce qui est de l’horloge climatique, respectons-nous les échéances ? Quel est notre rapport au temps lorsqu’il est question du climat ? S’il nous reste si peu de temps pour effectuer un virage à 180 degrés, depuis combien de temps savions-nous qu’il fallait agir? En 1972, le rapport Meadows paraît, et rend compte pour la première fois au grand public du grand incendie vers lequel nous nous dirigeons, des limites planétaires que nous dépasserons et de l’urgence d’agir.
Cela fait 50 ans que les scientifiques nous avertissent. Imaginerions nous un·e salarié·e qui arriverait le matin avec 50 ans de retard ?
Si les causes de notre inertie climatique sont multiples, depuis notre anthropocentrisme jusqu’à la course effrénée vers la croissance, notre rapport au temps pose aussi problème. Le temps régit notre vie, et la façon dont nous nous projetons. Il définit nos choix, et donne du sens à ce que nous faisons dans le présent. Un·e étudiant·e ne passerait pas 20 ans de sa vie assis·e sur une chaise s’iel ne pouvait espérer trouver un travail plus tard. Dans tout ce que nous entreprenons, il est question de temps. Combien de temps vais-je mettre pour atteindre mon objectif ? Vais-je profiter de ma situation longtemps ? Combien de temps cela me prend au quotidien ?
Les dynamiques de l’économie mondiale fonctionnent en se remettant au temps. Tout ce que l’on entreprend est calculé. Si nous investissons dans une filière, cela est censé nous rapporter de l’argent dans les années à venir. D’une certaine façon, nous spéculons sur le temps. Tout ceci est peut-être le reflet de notre propre perception du temps. En effet, nous privilégions le court terme au long terme, et nous voici capables de brûler des forêts qui grandissent depuis des siècles, des hydrocarbures qui ont mis des millénaires à se former. En quelques dizaines d’années, nous extrayons, vendons, consommons les ressources planétaires parce que cela nous permet de mieux vivre dans une vision du court terme. La Russie a vu le niveau de vie de ses habitants·es s’améliorer en quelques années depuis que son économie se tourne vers la vente d’hydrocarbures. C’est vrai, l’exploitation des ressources enrichit les humain·es mieux et plus rapidement que jamais.
Dans la dynamique d’exploitation des ressources, le temps semble se rétracter. Le long fil auquel nous pensons lorsque nous tentons d’imaginer le temps se densifie, parce qu’au temps nous accordons une valeur marchande. Le temps paraît plus productif lorsqu’il apporte la richesse. Ainsi le temps nous semble scindé. Scindé entre la deuxième moitié du XXème siècle qui marque l’emballement des rejets de gaz à effets de serre (cf: fig 1-3, chap 1 édition de 2004 rapport Meadows), et le moment où les effets du réchauffement climatique commencent à se faire sentir, dans le début du XXIème siècle. Nous avons fractionné le temps comme si ce dans quoi nos ancien·nes s’étaient lancé·es par le passé ne toucherait jamais les générations futures. Nous avons perçu le temps comme une ligne faite de plusieurs événements indépendants les uns des autres, à savoir la vie des ancien·nes, et puis celle que l’on retrouverait un peu plus loin, la vie des nouvelleaux.
La persistance de la mémoire, Salvador Dali
Pour comprendre cette erreur, L’Essai sur les données immédiates de la conscience d’Henri Bergson peut nous aider. Là où notre conscience perçoit le temps comme une ligne, le philosophe montre qu’il s’agit d’une image biaisée. Le temps perçu par les humain·es n’est qu’une perception subjective. Pour Bergson, le temps doit être conçu comme une unité indivisible, de sorte que ce qui a été fait par le passé est partie prenante du présent et du futur. Le passé, présent et futur ne sont qu’un même point, là où nous avons tendance à les séparer en plusieurs points, répartis sur une même ligne. En tant que femme je ne pourrais pas voter si le vote n’avait pas été accordé aux femmes en 1944. Le passé fait donc partie du présent. Chacun·e porte en ellui une partie du passé. Si l’on veut mieux saisir l’enjeu contemporain, on peut prendre la métaphore de la mélodie. Lorsque l’on écoute une mélodie jouée au piano par exemple, aucune des notes ne se détache distinctement. Nous écoutons le son dans son entièreté car il s’agit d’une harmonie. Il s’agit de penser de la même manière pour le temps. Le temps est fait d’événements précis, mais indissociables les uns des autres. L’erreur que nous avons faite a été de détacher les notes. Nos ancien·nes se sont lancé·es dans un solo effréné, et ont engendré une fracture temporelle et intergénérationnelle. Les notes ont sonné faux, le temps n’a été perçu qu’au présent, la mélodie n’est plus qu’une immense discorde et aujourd’hui on a grand peine à rassembler les morceaux. Nous avons du mal à arrêter ce solo qui se désolidarise du futur.
Nos ancien·nes ont peut-être été amené·es à consommer les ressources planétaires car le temps leur paraissait linéaire. Aujourd’hui la théorie de Bergson est prouvée, car l’improvisation dans laquelle se sont lancées les générations d’avant se répercute sur les générations présentes. Les formidables voitures d’avant polluent l’air de maintenant, la production en masse de viande brûle les forêts d’aujourd’hui. Tout ce qui a été fait par le passé se répercute dans le futur, parce que le temps ne se coupe pas en deux, il englobe toutes les générations. Notre inertie qui nous a fait accumuler ces 50 ans de retard a peut-être pour cause notre perception hallucinée du temps, celui qu’il nous restait pour agir, et celui qui nous a filé entre les doigts. Notre façon de voir le temps doit changer, pour que nous vivions le temps comme une expérience infinie et de liberté, envers nous même et envers le futur. Que ce que nous faisons aujourd’hui ne soit pas un événement qui se détache de l’ensemble mais une partie de ce point uni qu’est le temps. Nous sommes déjà le lendemain, et aucun.e de nous ne souhaite perpétuer ce solo destructeur.